Dans le secteur humanitaire et du développement, un mal silencieux s’installe : la dénaturation du suivi-évaluation. Sous prétexte d’efficacité, les ONG privilégient les profils de statisticiens, réduisant cette fonction essentielle à un exercice comptable. Pourtant, la vocation du suivi-évaluation est d’abord humaine, sociale et politique. Mais dans la pratique, on préfère les chiffres aux réalités, les graphiques aux témoignages, les indicateurs aux vérités du terrain.
Pourquoi ce choix systématique des statisticiens ? Parce que les bailleurs exigent des résultats mesurables, rapidement exploitables dans des rapports et des bilans. Les ONG, pour garantir le renouvellement de leurs financements, se plient à cette logique. En conséquence, le suivi-évaluation devient un outil de reddition de comptes, non plus de transformation sociale. Ce que l’on cherche, ce n’est pas ce qui est vrai, mais ce qui est présentable.
Or, les chiffres peuvent être justes sans être sincères. Comme l’a démontré James Ferguson dans The Anti-Politics Machine (1994), les approches technocratiques tendent à neutraliser les enjeux politiques et sociaux. Des projets déclarés « réussis » dans les rapports sont, sur le terrain, des coquilles vides : bénéficiaires fictifs, détournements, impacts superficiels. Mais les tableaux sont complets, les taux de réalisation sont bons. Qui osera dire le contraire ?
Ce silence est renforcé par un conflit d’intérêts trop souvent passé sous silence : dans bien des cas, l’officier en suivi-évaluation est salarié de la même ONG qu’il est censé évaluer. Peut-on sérieusement attendre une critique honnête de la part d’un agent dont le contrat dépend des résultats qu’il produit ? Et même lorsqu’un problème est identifié, il est souvent minimisé ou reformulé pour ne pas nuire à « l’image de l’organisation ». On transforme l’évaluation en communication.
Un vrai suivi-évaluation devrait être mené par des professionnels capables d’analyse critique, formés à comprendre les rapports de pouvoir, les dynamiques culturelles, les résistances locales. Les sociologues, anthropologues, politologues ou travailleurs sociaux sont mieux outillés pour ça. Mais ces profils sont marginalisés. Leurs approches sont jugées « trop longues », « trop complexes », « trop critiques ». Dans un monde gouverné par la logique de résultat et la rapidité, le doute et la réflexion deviennent des faiblesses.
Ce modèle trahit également une profonde méfiance envers les savoirs locaux. Les communautés, pourtant premières concernées, sont rarement impliquées dans l’analyse. Leurs perceptions ne sont pas prises au sérieux, car elles ne rentrent pas dans les cases des tableaux Excel. En fin de compte, le suivi-évaluation ne rend de comptes ni aux bénéficiaires ni à la vérité, mais aux bailleurs. Tant que cette hypocrisie perdurera, les ONG continueront à produire des chiffres brillants sur des échecs silencieux.
JAMESON LEOPOLD
Travailleur social et Gestionnaire
Expert en développement, en politiques publiques et en migrations
Directeur de la communication du parti Konbit Pou Demokrasi.
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